Chaque après-midi, le pépé gardait les chèvres. Vers les 5h il rentrait à la ferme.
Les chèvres se ruaient sur l’abreuvoir et nous les enfants, nous nous battions pour actionner la vielle pompe à eau. Moi j’étais la plus petite du groupe et il me fallait les deux mains pour actionner la poignée, mais je me régalais du spectacle des biques. Une fois ces dames rentrées à l’étable (chacune à sa place), elles lipaient avidement la pierre de sel que chacune recevait.

Ensuite le pépé montait les escaliers, choquait ses chaussures sur la dernière marche et du pas légèrement traînant qu’ont les gens de la montagne, il rentrait dans la salle commune ou l’attendait la mémé.
Là, il déposait sa biasse, ôtait sa veste de velours et allait s’asseoir à sa place à table. De sa poche il sortait son couteau, il prenait le temps de savourer une tome et boire un verre de clayton, ce vin qu’il fabriquait lui-même. Ensuite, il roulait une cigarette et me disait :

Alors petite tu veux que je te conte une histoire

Moi aux anges, je grimpais sur ses genoux et là je changeais d’époque.

Un jour d’hiver, sur le plateau ardéchois, souffle un vent glacial. La neige, depuis plusieurs semaines, a recouvert d’un épais manteau tout le plateau jusqu’aux confins du massif central. Dans toutes les fermes, on vit en autarcie, on se cale dans le cantou en attendant des jours meilleurs. On en profite pour écouter les histoires des anciens, on confectionne des objets usuels...
Bref on s’occupe, car rares sont ceux qui se risquent à mettre le nez dehors.

Et pourtant, dans le paysage figé par le froid ; au loin sur le chemin qui mène à la ferme l’on aperçoit des formes qui se détachent sur la neige.
C’est la fin de la journée et la nuit tombe vite. Alors, les enfants guettent derrière la vitre, car leur père est parti de bon matin pour le village, qui se trouve à quelques kilomètres de leur ferme.
Tout heureux d’apercevoir la silhouette de leur père, les enfants crient et sautent de joie. Mais tout à coup le plus grand, se rend compte que le père n’est pas tout seul. Il demande alors à la mère si son père devait ramener des bêtes.
La mère lui répondit que non, les bêtes on les achète aux beaux jours. La mère rejoint les enfants à la fenêtre et se met à crier.

Au mon dieu... Des loups , les loups suivent le père, ils vont l’attaquer. C’est que par ces temps là, les loups recherchent de la nourriture et le froid les fait sortir de la forêt. Et un homme qui marche seul dans la neige devient une proie rêvée pour des loups affamés.
Alors la mère fait prendre des lanternes aux enfants, le papé et la mamè s’arment de bout de bois enflammés et tous se ruent dehors et vont à la rencontre du père, en criant et gesticulant. Il ne reste que quelques centaines de mètre à faire, mais pour le père se fut les plus longues. Les loups face à ce tapage, s’arrêtent et décident à contre coeur de rejoindre la forêt toute proche.

Le père est heureux d’être arrivé enfin chez lui et surtout en vie. La mère et la mémé pleurent de joie et nous autres nous chantons et dansons autour de notre père. Une fois toute la famille réunie autour de la grande table, le papé fit taire les femmes et les enfants et demanda à son fils de nous relater son trajet du retour.
Ce qu’il fit...

Il était parti du village juste après le déjeuner de midi, mais sa progression dans la neige était difficile, le vent s’était levé. Vers le milieu de l’après-midi, il avait entendu les loups dans la forêt qui faisaient la sarabande. Et puis arrivé à environ 1km de la ferme, il les avait vu.
Ils étaient sortis de la foret et avaient commencé à le suivre.
Comment faire. Il apercevait les fumées de la ferme, mais il était encore loin. Il s’était dit : je ne peux pas courir, et si je tombe je suis mort. Puis il lui était venu une idée.
Il avait promis à la mère de lui rapporter une grosse miche de pain du village. Alors il avait commencé à en découper des morceaux qu’il avait jeté aux loups et il avait progressé comme cela.
Heureusement qu’il n’était plus très loin de la maison : Lorsqu’il aperçut sa famille qui venait le rejoindre, il ne lui restait qu’un tout petit morceau de pain.

Ce jour là il eut beaucoup de chance.

L’enfant qui guettait par la fenêtre la venue de son père était maintenant bien vieux, perclus de rhumatismes, mais toujours content de me raconter les histoires d’une époque que l’on ne connaîtra jamais et qui me fait encore rêver aujourd’hui.